dimanche 2 mars 2008

Les ouvriers de Boulogne : Ne les oublions pas.


Santé abimée, vie familiale entre parenthèses, les ouvriers de Boulogne nous ont beaucoup donné en héritage. Honorons leur mémoire...


"C'est par une photo noir et blanc qu'on le découvre : béret vissé sur la tête, cigarette au bec, marchant mains dans les poches, torse en avant. Puis, très vite l'image se précise, s'anime, se colore, s'incarne à travers des mots justes et touchants : "Veston de bleu de travail grand ouvert, le plus possible, sur le maillot à côtes un peu taché. Habillé en homme qui n'a jamais froid. Corps qui a capturé le feu de toutes les forges : de la sienne artisanale et de campagne à celles, titanesques, de Renault-Billancourt. Un homme réfractaire, comme on dit des matériaux qui gardent la chaleur."

"Dès les premières lignes de ce magnifique récit, il est là, Amand Sonnet. Grâce à la magie d'un verbe simple et sensible. D'un geste littéraire tout d'émotions contenues qui redonne vie à un homme et, au-delà, à une époque.

Celle de la France des "trente glorieuses" avec ses usines, sa classe ouvrière et ses cités de brique rose derrière lesquelles se dessinent des vies déplacées, abîmées. Celle des années 1950-1970 dans lesquelles est née et a grandi Martine Sonnet, fille de cet artisan-forgeron et historienne qui entrelace ses souvenirs et son savoir-faire de chercheuse pour tracer au plus près le portrait d'un homme pudique et silencieux, mort en 1986, qui travailla seize ans (1951-1976) dans "la forteresse ouvrière" de Billancourt. C'était lui le "marcheur décidé (...) qu'attendait la lignée pour oser enfin s'arracher à la terre normande. La guerre longue de Cent ans nous avait surpris déjà cassés en deux à gratter la même terre : au début du XVesiècle."

Au mitan du XXe, alors que la mécanisation s'intensifie, entraînant l'exode rural, à 40 ans, l'artisan charron-forgeron monte à Paris pour être embauché à la Régie Renault, symbole alors d'une industrie automobile conquérante. A Céaucé, en Normandie, dans "la maison du bord de route", il laisse sa femme, couturière, et ses quatre enfants, dont il sera séparé pendant cinq ans. Cinq ans faits d'allers-retours, de lundis décomptés, de chambres meublées à Boulogne, Meudon ou Sèvres, de lettres échangées qui disent de menues choses du quotidien, l'attente du samedi, la lassitude d'une vie qui n'en est pas une, mais où le père fait silence sur l'usine, la chaleur, le bruit, l'abrutissement. "Trop fier pour dire l'asservissement."

Même si la petite fille se souvient de la surdité de son père, de ses grandes mains gercées, de la gueule de bois au lendemain de la Saint-Eloi, c'est ailleurs qu'elle va mettre au jour toute la réalité de cet atelier des forges qui abîme et décime ses compagnons. L'Atelier 62, réputé pour être "le plus dur et le plus huppé en termes de qualification".

Page après page, dans L'Echo des métallos ou L'Humanité, dans les rapports des médecins, des comités d'hygiène, les comptes rendus de comité d'entreprise, Martine Sonnet donne à lire le mépris du patronat, ses calculs mesquins, ses silences face aux demandes répétées des ouvriers pour améliorer leurs conditions de travail, terribles et éprouvantes. Bruit, chaleur, vêtements et chaussures mal adaptés ; exiguïté et insalubrité des lieux, cadences infernales ; accidents à répétition ("mains écrasées, écrabouillées, broyées")...
Et aussi les luttes pour éviter la décentralisation qui se profile en 1966, ou pour obtenir la retraite à 55 ans au lieu de 65. "Parce qu'à 65 ils n'y arrivaient pas. Ils finissaient leur carrière déclassés (...) Ou se retrouvaient en longue maladie. (...) Ou étaient morts bien avant." Amand Sonnet, lui, partira à temps, vivant et non déclassé. Après une vie de labeur et de sacrifices, traversée de bonheurs simples.

En regard d'un récit froid, sec où sourdent la colère et la rage, Martine Sonnet convoque un à un ses souvenirs d'enfance. Ceux de la cité de La Plaine, où les vies s'empilent ; ceux des dimanches à Orly ou aux puces, à suivre ce marcheur infatigable ; ceux des vacances d'été qui ramènent sur leur terre ces "Parisiens des taillis" ; ceux des excursions pour voir la mer ; celui du vin Préfontaine qui peu à peu chassera le cidre sur la table ; ou encore la pancarte écrite en capitales qu'accrochera le père un été sur sa maison : "Fermeture pour travail annuel du 1er septembre au 31 juillet". En 1992, c'est une autre pancarte à losange qui tombe sur les grilles noires de Billancourt.

Ces grilles, Martine Sonnet les a entrouvertes le temps d'un livre de mémoire et d'hommage, aussi émouvant que bouleversant, pour transmettre "l'énergie de tous ceux qui un jour ont poussé la porte noire". Avec noblesse et dignité.


"Atelier 62" de Martine Sonnet. Le Temps qu'il fait, 230 p., 24 €."

L'article ici.

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et aussi :

France Info :

Michel Certano, ouvrier chez Renault

Michel entre chez Renault en 1962 en tant qu’ouvrier professionnel à Boulogne, sur la rive côté Billancourt, dans cet espace qu’on surnomme le trapèze et où est né Renault en 1898. A cette époque, les principales voitures fabriquées ici sont les mythiques 4L. Renault Billancourt est devenu au fil des luttes le symbole des revendications ouvrières et des avancées sociales, emmenées par la CGT. En 1936, 1968 et 1981, la France a pris son pouls social à Billancourt. Le 16 mai 1968, les salariés de l’usine se mettent en grève. Michel et ses camarades ouvriers lutteront pendant cinq semaines. De cet expérience, il a tiré un ouvrage, "Mai 1968, Renault Billancourt" (Ed. Les points sur les i), à paraître prochainement.

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